À
l'origine, le travail qui vient du latin tripalium, est
un instrument de torture, une machine faite de trois pieux.
Dans les sociétés antiques, le travail est une activité
indépendante attachée à la nécessité, et que l'on méprise.
Aujourd'hui encore, le mot a conservé une certaine connotation
négative ; quelque chose qui nous travaille est une idée
négative dont on ne peut se départir. Cependant, sous
la double impulsion de l'économie et de la philosophie,
le travail est devenu de nos jours la valeur centrale
de nos sociétés, le moyen privilégié d'insertion sociale.
Loin d'être une torture, il permet la réalisation de soi.
Ainsi, l'exclusion croissante se définit essen-tiellement
par l'absence de travail. Mais si ce dernier est pensé
comme la forme la plus haute du lien social, il parvient
de moins en moins à exercer son rôle d'insertion. Est-il
nécessaire dans ce contexte de repenser son rôle ? Doit-on
réduire sa place ?
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L'évolution de la notion de travail -
Dans
le monde antique et chez les Grecs notamment, le travail
est une activité dégradante car celui qui travaille est
obligé de le faire pour vivre. Le fait de travailler pour
vivre est infamant et seuls les esclaves travaillent.
Pour Aristote, « toute activité imposée par la nécessité
est fâcheuse ». Le travail est servile, il implique
la dépendance. Il ne permet pas à l'homme de se réaliser.
Pour Platon, l'esclave est celui qui n'a pas eu le courage
de se donner la mort face à l'impossibilité qu'il avait
d'être libre. Il est méprisable car la seule vraie alternative
qui se pose à l'homme est la liberté ou la mort. L'esclavage
est le moyen d'éliminer le travail de la vie quotidienne
des hommes libres, c'est-à-dire ceux pour qui il ne constitue
pas une nécessité.
Comment dès lors l'homme se réalise t-il ? À travers la
pensée, la parole, ou encore l'oisiveté. La scholé
pour les Grecs ou l'otium pour les Romains, c'est
le temps que l'homme consacre à l'apprentissage de la
pensée et de la philosophie, grâce auxquelles il peut
s'élever vers la spiritualité. Pour Aristote encore, le
loisir doit constituer la finalité de toute action. L'activité
de contemplation, la theoria, est ce qui permet
à l'homme de se réaliser. La scholé s'oppose donc
au ponos et l'otium au negocium (le
négoce, le commerce) qui renvoient aux activités dégradantes,
pénibles, et dignes d'être exercées par des esclaves.
À l'inverse, dans nos sociétés contemporaines, le travail
est une valeur primordiale grâce à laquelle l'homme se
réalise, et autour de laquelle tout s'organise. Des explications
tant économiques que philosophiques permettent de rendre
compte de cette inversion des valeurs.
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Les raisons philosophiques -
La
première coupure majeure avec la conception du travail
comme activité servile, s'opère par l'intermédiaire du
Christianisme. Elle intervient en deux temps. Jusqu'à
la fin du Moyen Âge, le travail est considéré comme une
punition infligée aux hommes par Dieu. « C'est à la
sueur de ton visage que tu mangeras du pain » peut-on
lire dans la Genèse. Pourtant Dieu lui-même travaille
; il s'est consacré six jours de la semaine à créer le
monde et s'est reposé le septième jour. Mais le repos
divin n'empêche pas le travail de rimer toujours avec
nécessité et pénibilité. C'est au Pré-Moyen Âge, sous
l'impulsion de Saint Augustin, que la vision du travail
se modifie quelque peu. L'oisiveté devient un péché suprême
(un des sept péchés capitaux) car elle détourne l'homme
de Dieu. Grâce au travail l'homme ne succombe pas à ses
tentations et peut donc se rapprocher du Créateur. Tout
travail n'est certes pas recommandable et seul le travail
intellectuel permet de se réaliser, d'ajouter de la valeur
au monde. L'homme n'est plus méprisé parce qu'il travaille
car la religion chrétienne affirme que la vie terrestre
est sacrée. Puisque la vie est sacrée, il faut vivre.
Pour vivre il faut travailler. Ce que Hannah Arendt résume
en écrivant que l'on « ne pouvait plus avec Platon
reprocher à l'esclave de ne s'être pas tué au lieu de
se soumettre, car rester vivant en dépit de toutes les
circonstances était devenu un devoir sacré et l'on jugeait
le suicide pire que l'assassinat » .
Cette première reconnaissance du travail ne correspond
cependant pas à une valorisation de cette valeur pour
autant.
C'est le protestantisme qui constitue la deuxième coupure
avec le monde antique. Max Weber décrit ainsi comment
le protestantisme résout la contradiction entre la vision
pénible du travail et sa vision moderne positive. La valeur
travail est moralisée. Le travail devient un bien suprême
qui glorifie Dieu et qui permet l'accession à la richesse
que les protestants valorisent. La hiérarchie sociale
qui résulte du travail est un souhait divin. Le travail
est une éthique, un devoir qui honore Dieu. Pour Calvin,
la réussite matérielle est un des signes de l'élection
de l'individu par Dieu. Au contraire, dans la religion
catholique, le salut s'obtient avant tout par les œuvres.
On comprend dès lors pourquoi le capitalisme s'est développé
dans les États protestants valorisant l'éthique du travail.
Par ailleurs, des philosophes tels que Kant, Hegel, ou
Marx ont largement contribué à faire évoluer la notion
de travail.
Pour E. Kant le travail a des vertus éducatives. Par le
travail, l'homme parvient à se connaître et à découvrir
des valeurs comme l'effort, le mérite ou la patience.
Réaliser une œuvre grâce à son travail, tel est le but
de l'homme qui ressent de la satisfaction à produire quelque
chose. « L'homme est le seul animal voué au travail
» énonce Kant. Le travail est le moyen de transformer
l'environnement naturel, d'introduire une médiation entre
l'homme et la nature.
Pour Hegel, l'homme se réalise et ne parvient à se connaître
que grâce au travail, cette activité spirituelle qui permet
de se confronter à la nature. En travaillant, l'homme
détruit le naturel et s'oppose à une extériorité.
Marx reprendra cette conception hégélienne du travail
en la comparant à la réalité de son temps pour critiquer
le capitalisme qui dépouille l'homme de son humanité en
ne lui permettant pas de se réaliser par l'intermédiaire
de son travail. En effet, pour Marx, le capitalisme, par
les cadences de travail effrénées qu'il impose, asservit
l'homme au lieu de le libérer. Ce dernier ne produit d'ailleurs
pas pour lui puisque sa production ne lui appartient pas.
De plus, Marx dénonce le fait que le travail humain soit
devenu, de par le développement du capitalisme, une marchandise
à part entière, qui peut être achetée ou vendue sur un
marché, le marché du travail. L'homme ne serait plus qu'une
marchandise dont le prix peut être comparé à celui d'une
machine qu'il sera préférable d'utiliser si elle est moins
chère. Pour Marx le capitalisme crée volontairement du
chômage, il constitue une sorte « d'armée de réserve
» de travailleurs, afin d'exercer une pression à la
baisse sur le coût du travail pour l'employeur, c'est-à-dire
le salaire. Le chômage est donc un moyen de régulation.
Au XVIIIe siècle, le développement du capitalisme contribue
à changer la vision que la société a du travail.
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Les raisons économiques -
À
partir du XVIIIe siècle (révolution industrielle, théories
écono-miques d'Adam Smith) et dans le prolongement du
protestantisme, la vision du travail change définitivement.
L'avènement de l'individu et la valorisation de l'enrichissement
comme moteur social, conduisent à un développement de
l'échange marchand et à une division du travail accrue.
L'échange devient alors le producteur du lien social,
le cœur de la logique économique. Le primat de l'économie,
qui définit des lois écono-miques naturelles, installe
le travail au centre de la vie sociale. Elle oblige la
société, si elle veut exister, à ne pas cesser de produire,
d'échanger, et donc de travailler, car c'est le travail
seul qui permet l'échange. L'économie fait donc du travail
le signe majeur d'appartenance à la société. Dans l'Ancien
Régime, le travail était cloisonné en différents corps
de métier. Les individus ne pouvaient offrir librement
leur force de travail sur un marché, dans une société
où la recherche du gain individuel était méprisée, car
forcément acquise au détriment du collectif. Le marché
du travail n'existait pas. Avec Mandeville et Smith ,
se développe l'idée que les vices privés font le bien
public, que l'intérêt individuel et la poursuite des intérêts
égoïstes ne peuvent se réaliser que grâce au travail.
Pour A. Smith, si chacun travaille égoïstement dans son
coin la « main invisible du marché » coordonne
au final tous les comportements individuels de sorte que
l'intérêt général est toujours satisfait. Aujourd'hui,
le travail est plus que jamais perçu comme la réalisation
de soi. C'est pourquoi il occupe une place centrale dans
nos sociétés contemporaines. Quelles sont les conséquences
de cette centralité ?
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